Un pied, puis l'autre. C'est comme ça qu'on avance, lentement mais sûrement, pas à pas. Sans doute qu'avec un but au bout du chemin, on arrive plus vite, on se presse, on est heureux d'avancer. Les gens autour de moi, eux, marchaient à pas lent, douloureux. Comme s'ils savaient trop bien qu'il n'y avait plus rien au bout. Mais en fait, ils ne savent rien du tout. Mon cœur se mettait à battre plus fort quand je voyais leurs peines, gravées sur les rides de leurs visages. En fait, je ne comprenais pas. Je ne pouvais pas comprendre la pauvreté, le poids du travail, la responsabilité d'un emploi lourd et qui devait à lui seul nourrir toute une famille. Avant, je vivais dans la gueule du loup, le Capitole. Maintenant, je vis dans son croupion. Pas que la vie était ici si horrible, mais ce décalage entre mon passé et leur présent était tel que j'en chancelais.

Mais j'étais là. Et pas pour rien, sans doute : si j'avais attiré ici, c'est qu'il y avait une raison, j'en était certaine. Chaque chose à un but, une nature, une raison d'être : même cette bouse de vache dans laquelle vous avez marché, et qui colle vos chaussures et empeste vos chaussettes. J'aurais voulu dire que trouver le pourquoi n'est jamais aisé, mais il est là, je n'en démordrais pas. Pour le moment, et pour moi, ma raison d'être était juste d'aller chercher du pain.
J'étais perdue, ici, et j'avais du mal à différencier une rue d'une autre : néanmoins, j'avais en peu de temps réussi à me faire des relations, un élément essentiel lorsqu'on débarque dans un District. Selon les gens d'ici, j'avais un drôle d'accent, une attitude étrange et parfois malsaine : malgré tous mes efforts, bon nombre d'entre eux me percevaient comme mauvaise. D'autre comme une bénédiction. D'autre comme (...) rien du tout. Je les indifférais, et c'était là ce que je préférais de loin. Qu'on ne me regarde pas, qu'on ne me remercie pas.

La chaleur était étouffante, et intérieurement, je me maudissais d'avoir choisi cette heure pour sortir. Il était près de midi, et le soleil était au plus haut : aucun nuage ne couvrait le ciel. Comme par hasard. Quand je regardais au loin, mes yeux abusaient de moi et me donnait la sensation de voir des gens bouger, de l'eau en masse sur le sol. Mais rien. Plus je m'avançais, plus je me disais que cette boulangerie était affreusement loin. En fait, je l'avais dépassée depuis plusieurs dizaines de mètres, mais perdue dans mes pensées, je ne m'étais aperçue de rien.
Mes yeux s'arrêtèrent de nouveau sur une ombre mouvante, au loin. J'aurais juré qu'elle était vrai, une fois encore. Mais pour la première fois, elle ne disparaissait pas alors que je m'approchais. Au fur et à mesure que je continuais de m'avancer (le pain attendra), je saisissais mieux les contours de la forme. Je n'avais donc pas halluciné. Prenant soudain conscience qu'il s'agissait d'une personne à terre, j'hésitais, puis accourais non sans maladresse et me baissais jusqu'à elle. ❝ Oh mon Dieu. Tout va bien ? ❞ C'était une gamine. Son visage m'était familier, et son prénom ne mit que quelques instants à me revenir en mémoire. Je l'avais déjà vu, chez Solal, qu'elle connaissait elle aussi. ❝ Eddie, c'est ça ? ❞ Délicatement, je saisissais l'un de ses bras, mais n'osais faire plus, de peur qu'elle ne m'envoie balader. ❝ Viens, je vais t'aider.

Des larmes coulèrent le long de ma joue. Comment avait-il pu repartir dans les bois sans même me dire où il allait, ou je-ne-sais-quoi d'autre? Pourquoi Felder m'avait abandonné? Et soudain, je pris conscience de la situation. Notre situation. Je ne devais être qu'un fardeau pour lui, rien d'autre. En fait, peut-être qu'il avait finit par me détester, à force de ne plus le lâcher? J'étais tout le temps collée à lui, mais je n'y pouvais rien s'il était ma bouée de sauvetage. Peu importait où il allait, j'y allais aussi. Même s'il avait un rendez-vous chez un pharmacien, ou s'il trainait avec ses amis. Même si cela incluait le fait de voir Caeau, ce qui représentait un vrai supplice pour moi, supplice qui s'accentuait au fil des années qui passaient. Sans savoir pourquoi, je détestais me tenir en face de lui. En réalité, c'est lui que je détestais. Tellement il était mielleux, doux, gentil avec moi. Je ne voulais pas de sa compassion. Ni de sa gueule d'ange. Mais pour ne pas quitter Felder, j'étais prête à le supporter. Et voilà que Felder parait. Avec lui, j'en étais sûre.

Quand papa m'a dit que mon frère risquait d'être absent quelques jours parce qu'il était parti chasser ou je-ne-sais-quoi dans les bois, j'ai cru que tout mon monde s'effondrait. Je n'étais rien, moi, sans lui. Je n'arrivais pas à avancer, à continuer mon chemin. C'était comme si tout s'évanouissait à chaque pas que je faisais. Alors autant en finir tout de suite en détruisant ce qui m'entourait le plus vite possible. Papa n'eut pas le temps de me retenir : à peine avait-il eut le temps de finir sa phrase que j'avais déjà commencé à courir, sortant en trombe de la maison. J'étais trop rapide pour qu'il me rattrape. Pour que qui que ce soit me rattrape. Et j'étais endurante. Alors je continuais d'avancer, ne prenant pas gaffe aux plaintes de mes côtes, mes poumons. Je ne pouvais pas m'arrêter, je n'en avais pas envie non plus.

J'arrivai facilement en ville, malgré la chaleur accablante du soleil. Cela ne m'avait jamais arrêté en dix-sept années d'existence et ça n'allait pas commencer aujourd'hui. En fait, la seule chose capable de stopper ma course était.. Je n'eus pas le temps d'y penser que je me rétamai sur le sol granuleux du district. Fichues jambes. C'est ce qui me stoppait tout le temps. Sans même m'en rendre compte, je me mis à pleurer. Cette sensation d'abandon que j'avais en moi, ce vide causé par l'absence de Felder, ce besoin de l'avoir prêt de moi.. Tout remontait en surface. J'avais le genou et les mains écorchés, je saignai. Mais ça, je m'en moquais. Tout ce que je voulais, c'était la présence de mon grand frère.

Des bruits de pas pressants se firent entendre. Ils se rapprochaient de moi, mais c'était à peine si je les percevais. Ce n'est que lorsque j'entendis une voix que je levai la tête. Oh mon Dieu. Tout va bien ? Cheveux devant les yeux, je fixai la femme, la blondinette qui me faisait face. Je la connaissais. C'était une amie de Solal. Je l'avais déjà vue chez lui. Son visage me tétanisa, sans que je ne comprenne pourquoi. J'ignore encore si c'est à cause de mon silence ou parce qu'elle s'en souvenait tout d'un coup, mais elle reprit la parole. Eddie, c'est ça ? J'hochai la tête, les yeux grands ouverts. Elle se souvenait de moi aussi. Il me semblais d'ailleurs qu'elle, elle se prénommé Padmée. La jeune femme me prit le bras, et me dit d'une voix douce qu'elle allait m'aider. Je me laissai faire, étrangement. Son visage pouvait inspirer la confiance. Me remettant sur mes pieds, je lui adressai un petit signe de tête, et la remercia à voix basse avant de baisser les yeux et d'essuyer mon short, plein de poussière.

Elle pleurait. Dans ses grands yeux noisettes, je voyais la tristesse, la solitude, la peine. Elle était, physiquement, tout le contraire de moi. Je restais quelques instants face à elle, face à son regard qui m'avait pétrifié. Je n'avais pas pris conscience de toute cette fragilité qu'elle m'inspirait désormais, lorsque que je l'avais vu chez Solal. Mais maintenant qu'elle se trouvait face à moi, sans être cachée par les bras de son frère, je me rendais compte qu'elle pouvait aussi exister par elle même. Bien qu'elle s'était affalée sur le sol et qu'elle en pleurait à chaudes larmes parce qu'elle avait justement lâché les bras de son frère. C'était la première fois que je la voyais sans lui. Je ne l'avais pas rencontré dans une situation qui ne l'a mettait pas en valeur, et la rendait encore plus frêle à mes yeux. Mais je ne doutais pas qu'elle ne pouvait être que ça.

Quand je saisis son bras, et lui permis de mieux me relever, je ne fus pas surprise de sa légèreté. Et maintenant debout, elle semblait beaucoup moins fragile. Elle me remerciait timidement, je lui adressais un sourire rassurant. ❝ Rien de cassé, j'éspère. ❞ Soudain, je percutais qu'elle ne se souvenait sans doute pas de moi. Nous ne nous étions vu qu'une seule fois, chez l'homme avec qui je cohabitais : vivre aurait été un bien grand mot. Notre rencontre avait été si brève et silencieuse que je doutais fort qu'elle ne se rappelle de mon nom. Je haussais les sourcils, me souvenant qu'il était dans les habitudes humaines de se présenter. ❝ Je sais pas si tu te souviens, hm, moi c'est Padmée. ❞. Elle n'avait pas l'air surprise. D'alleurs, elle n'avait pas non plus été réfractaire à recevoir mon aide. Je reprenais. ❝ Tu pense que ça va aller ? Tu as fait une telle chute ... ❞